Les toits en tuiles anglaises du Trégor-Goëlo

Présentation

Jusqu’aux années 1940, les goélettes bretonnes livraient primeurs et poteaux de mines à Cardiff et en ramenaient du charbon et les tuiles qui ponctuent encore aujourd’hui les paysages trégorois. Océanide a profité de l’exposition qu’elle a présentée à l’Assemblée nationale de Cardiff en 2019 pour se rendre à Bridgwater visiter le musée consacré à la production tuilière et y voir germer le projet d’une étude approfondie du sujet. Hasard du calendrier, cette même année, le voilier Irene, entièrement rénové, qui avait transporté des tuiles et briques pour la firme Colthurst Symons de Bridgwater à partir de 1905, est venu faire escale à Tréguier.

Plouguiel, ancienne ferme entièrement couvert en tuiles de Bridgwater, logis et dépendances, photo Océanide

L’étude d’inventaire des toitures en tuiles anglaises du Trégor-Goëlo, réalisée par Océanide entre 2021 et 2022, permet ainsi d’identifier 487 toitures en tuiles sur les 78 communes couvertes, selon une répartition variable : les communes entre Plestin et Plouaret comptent moins de 10 occurrences chacune. Du côté de Perros-Guirec et Pleumeur-Bodou, les toitures ont très majoritairement été remaniées et nombre de celles qui subsistent sont en mauvais état. Plouguiel en revanche compte 59 toitures en tuiles. Le recensement complet est répertorié sur le site : https://kartenn.region-bretagne.fr/... . En cliquant sur chaque point bleu de la carte du site, vous obtenez la description et les photos des bâtiments couverts en tuiles anglaises identifiés.
La carte suivante inactive vous donne un aperçu de la situation géographique de ce recensement . Quelques occurrences repérées fortuitement en dehors du périmètre de l’étude montrent la présence de ces tuiles anglaises à Guingamp, Plérin et même à Saint-Grégoire (Ille-et-Vilaine) sur le manoir des Fosses.

localisation des toitures répertoriées

Et au risque de décevoir certains propriétaires convaincus d’être insérés dans l’histoire du commerce trans-Manche, les vérifications in situ donnent près cinq fois plus de tuiles françaises que de tuiles anglaises, Saint-Ilan à Langueux, Villequier (Seine-Maritime), Saint-Fromont-Lison (Manche), Argences (Calvados).

tuiles plates de la tuilerie de Fresne à Argences (Calvados), photo Océanide

Des tuiles de Bridgwater dans le Trégor-Goëlo

L’argile locale de Bridgwater (et de ses environs) est utilisée dès l’époque médiévale pour fabriquer des briques, mais ce n’est qu’à la fin du 17e siècle que son potentiel est exploité, pour devenir l’activité principale de la ville à partir du 19è siècle. Les manufactures - Barham Brothers, John Board, Browne & Co, Colthurst & Symons pour les plus connues – s’installent le long de la rivière du Parett, d’où est extraite l’argile, élevée en mottes sur ses rives. C’est également depuis la rivière, canalisée dès le début du 19e siècle et aménagée pour accueillir les voiliers-caboteurs (dont l’Irene est le dernier survivant), que les exportations s’organisent, vers le monde entier, et en particulier le nord de la Bretagne.

Les journaux locaux et registres d’archives permettent de mesurer en partie les mouvements d’entrée et de sortie de bateaux. Mais même si ces documents livrent des renseignements précieux (l’exploration exhaustive du Journal de Tréguier a notamment permis de dénombrer 40 bateaux ayant effectué la traversée Bridgwater-Tréguier entre 1874 et la fin du 19e siècle alors que, dans le même temps, 123 bateaux arrivent de Saint-Ilan), ils ne précisent pas les volumes transportés. Les archives du musée de Bridport, port sur la côte sud de l’Angleterre relié par chemin de fer à Bridgwater, ne conservent pas de trace de bateaux bretons venus y chercher des tuiles malgré une traversée maritime plus courte mais contrebalancée par un prix plus élevé. C’est donc à Brigdwater que les capitaines bretons venaient charger leurs bateaux.

Pour autant, les paysages du Trégor-Goëlo abritent aujourd’hui majoritairement des tuiles fabriquées en France, principalement de Saint-Ilan (près de Saint-Brieuc), d’Argences et Saint Fromont (Normandie). En pleine période de reconstruction et de difficulté d’approvisionnement, les propriétaires se sont en effet tournés vers un recouvrement en tuiles locales, plus facilement disponibles, ou d’autres matériaux meilleur marché. On ne dénombre aujourd’hui que 10 à 15% des toitures couvertes des tuiles de Bridgwater sur les couvertures en tuiles du territoire étudié, avec des exceptions comme à Plouguiel où la moitié des toits en sont couverts (59 édifices concernés).

Majoritairement, des "romaines"

Browne & Co, et principalement Colthurst, Symons & Co, dont les tuiles sont reconnaissables par l’estampille apposée avant cuisson, semblent être les seules manufactures à avoir exporté des tuiles vers le Trégor-Goëlo. Une médaille d’or obtenue à l’Exposition universelle de produits manufacturés de Londres en 1851 permet en effet à l’entreprise Browne & Co d’apposer le profil de la reine Victoria sur ses modèles, tandis que la firme Colthurst qui reçoit une médaille d’or à l’exposition universelle de Paris en 1867, appose le profil de Napoléon III sur ses produits.

Bien que les catalogues répertorient une douzaine de formes différentes de tuiles, on n’en retrouve que deux sur le territoire concerné, de type "romain", identifiables à leurs cannelures : les "triples romaines" (parfois appelées "triples romanes", à trois cannelures) sont relativement rares (moins de 10 identifiées), observées sur les bâtiments les plus anciens et les moins bien conservés ; les "doubles romaines" (ou "double romanes", à deux cannelures), qui ont fait la réputation internationale des tuileries de Bridgwater, sont de loin les plus courantes.

Plouguiel, tuiles de Bridgwater sur dépendance, photo Océanide

Des talons sur l’envers des tuiles permettent une pose sur des liteaux cloués parallèlement au faîtage de la toiture. Ils permettent ainsi aux tuiles de s’emboîter et se maintenir entre elles par glissement. Toutefois, on trouve aussi des tuiles percées de deux trous permettant leur fixation sur les linteaux au moyen de clous, augmentant ainsi la résistance au vent.

Les "doubles romanes" ne sont pas uniformes. Dans un souci constant d’amélioration de la qualité, leur longueur peut varier de 39 et 42 cm ; il en va de même quant à la courbure des cannelures, plus ou moins accentuée selon les cas. Ce problème d’incompatibilité entre les tuiles d’une même firme, relevé en Angleterre, ne l’a pas été en Bretagne.

L’invention de ces tuiles à emboîtement a eu pour résultat un allègement des toitures en permettant qu’une seule couche de tuiles assure l’étanchéité d’un toit alors que deux rangées superposées eussent été nécessaires pour les tuiles plates. Elles ont donc marqué un progrès certain mais ont surtout profilé le succès remporté par les "doubles romaines", qui concentrent en elles toutes les avancées techniques de l’époque. C’est là le produit phare de Colthurst, Symons & Co, mis au point par William Symons. Ces tuiles resteront fabriquées à la main, invariablement de taille 41,5 sur 35 cm, jusqu’à la fermeture de l’entreprise dans les années 1930. Notons que celles produites par Browne & Co mesurent 1 cm de plus.

Les toits sont ainsi généralement recouverts de tuiles de couleur rouge-orangé. Plus rare est l’utilisation de tuiles vernissées de couleur sombre (0,5% des toitures recensées), présentes dans le catalogue de tuiles édité par Colthurst, Symons & Co. Elles sont pourtant moins poreuses et donc plus solides que les tuiles ordinaires mais ont nécessairement un coût plus élevé.

Autre particularité observée, mais encore plus rare (5 toitures recensées), les tuiles à lucarne, dont le centre est évidé en prévision de la pose d’un carré de verre, pour apporter un peu de lumière dans les combles.

Des faîtières modernes rondes à emboîtement, d’origine française, sont présentes sur 70% des toitures concernées du territoire. Ceci est probablement dû au fait que la faîtière classique des deux fabricants (46 cm avec des lèvres en équerre de 17 cm sans possibilité d’emboîtement) nécessite à la jonction un gros boudin de mortier pour une étanchéité médiocre. L’amélioration du modèle, avec un emboîtement, a été tardive et ne se retrouve donc que ponctuellement, généralement fixé au toit par du ciment.

Enfin, les dessins de nombreux toits de chaume délabrés de Louis-Marie Faudacq sont aussi témoins de l’apparition des toits en tuiles dans le paysage du Trégor.

Faudacq (1840-1916) du chaume à la tuile,dessin aquarellé, collection particulière

À la fin du 19e siècle ces couvertures, auparavant en chaume, ont nécessité l’adaptation des charpentes, le rehaussement des murs ou la modification de la pente des pignons. La diffusion du phénomène est néanmoins sans doute contrainte par des questions de transport et de législation : seuls deux débordements recensés en 1986 en Finistère (règlementation ?), aucune occurrence entre Saint-Brieuc et Dinan...

Un patrimoine fragile

Quasiment la moitié des toitures recensées sont délabrées, ruinées voire écroulées. Positionnées dans un environnement rural, elles ne font l’objet d’aucun entretien et sont généralement remplacées en urgence par de la tôle "bac-acier". Sur la côte et dans les villes, les tuiles d’origine sont depuis longtemps remplacées par des tuiles mécaniques modernes, ce qui témoignent d’un certain attachement des propriétaires à ce matériau mais révèle aussi probablement d’un manque de connaissance quant à la toiture d’origine.

Quelques rénovations, avec réemploi de tuiles anglaises, ont néanmoins été réalisées ou sont en cours, impliquant de lourds travaux. Après la dépose des tuiles, il faut en effet reprendre la charpente, souvent fatiguée. Il n’est pas en revanche toujours nécessaire de la renforcer : les tuiles ne sont pas plus lourdes au m² qu’une ardoise semi-rustique et les liteaux pèsent moins que la volige. C’est aussi une bonne opportunité pour refaire l’isolation et améliorer l’étanchéité à l’air. La dépose des tuiles entraîne généralement de la casse, et implique de disposer de matériaux en bon état et du bon modèle. On ne peut mélanger sur un même pan de toit les tuiles des deux firmes, Colthurst, Symons & Co et celles de Browne & Co, plus larges et aux arrondis plus prononcés).