Historique : Les toits en tuiles anglaises du Trégor-Goëlo

L’importation de tuiles anglaises en Trégor au XIXe et XXe siècles

Depuis la deuxième moitié du XIXè siècle, le pays trégorrois bénéficie d’une particularité qui concerne la couverture de son habitat : sur la côte ou dans l’arrière pays entre Morlaix et Paimpol, on rencontre un paysage avec quelques toits aux tuiles rouges ou rosées qui surprennent un peu car dans le reste de la Bretagne occidentale c’est l’ardoise qui prédomine, qu’elle soit issue des ardoisières locales ou d’autres provinces de France. L’observation des bâtiments actuellement recouverts de tuiles rouges montre qu’au départ il s’agissait principalement de maisons portant un toit de chaume. Ce brusque changement dans les habitudes architecturales doit son origine aux relations maritimes étroites réalisées par cabotage à voile, entre la côte nord de Bretagne et l’Angleterre du sud-ouest. L’examen des tuiles les plus anciennes montre qu’elle proviennent de Bridgwater, petit port du Somerset situé non loin de Bristol et de Cardiff, avant l’embouchure de la rivière Severn, qui possède quatre fabriques de briques et de tuiles depuis 1830.

tuile de la firme Colthurst Symons type Napoleon III , Empereur 1867

A l’époque de ce cabotage à voile, les capitaines soucieux de rentabiliser leur navire, sont constamment à la recherche de fret à l’aller et au retour, car naviguer sur lest représente un manque à gagner important. Les capitaines trégorrois sont habitués aux voyages en direction des ports du sud du Pays de Galles avec les cargaisons de poteaux de mines à l’aller et de charbon au retour, qui leur assurent un débouché rentable et assez régulier. Mais comme aux beaux jours, la demande en charbon diminue considérablement, il leur faut donc trouver un autre fret. De la ceinture dorée de Bretagne, la production de légumes est alors très importante et l’exportation vers des régions qui n’en produisent peu, devient du coup un expédient lucratif. A partir du mois de mai et jusqu’en été, les goélettes et dundees exportent en direction de l’Angleterre et du Pays de Galles principalement, les pommes de terres nouvelles depuis les ports de Roscoff, Plestin (Toull an Héry), Lannion, Perros-Guirec, (9 000 tonnes en 1875), Tréguier (6 300 tonnes en 1905), Lézardrieux, et Pontrieux. Puis à la mi-juillet, ils vont à Roscoff charger les oignons rosés que les célèbres « Johnnies » vendent ensuite en faisant du porte à porte (6 000 tonnes d’oignons et 1 000 tonnes d’ail entre les deux guerres), et aussi d’autres primeurs : artichauts et choux fleurs. Certains capitaines ont alors l’idée de ramener des tuiles rouges de Bridgwater au lieu du traditionnel charbon gallois qui se vend moins à ce moment ou qui est parfois contingenté lors des crises minières. De plus, une demande assez importante existe alors dans le Trégor pour ce matériau de couverture, et les capitaines trouvent plusieurs avantages à ce commerce de proximité : les tuiles salissent beaucoup moins leur bateau que le charbon, leur prix est assez intéressant et leur manutention n’est pas trop difficile vu leur solidité.

De nombreuses raisons expliquent cette demande en tuiles rouges. La principale, c’est le nombre de maisons ou bâtiments recouverts de chaume (ou « gled »), de jonc ou parfois même de genêt. L’habitat rural n’a pas l’obligation d’utiliser l’ardoise, aussi emploie t-on plutôt ces végétaux dont le prix de revient est avantageux. A titre d’exemple, un recensement de 1856 mentionne à Perros-Guirec alors ville de 2635 habitants, 539 maisons au total dont 426 n’ont qu’un rez-de-chaussée, soit 346 couvertes de chaume et 193 de tuiles ou d’ardoises. Mais ce mode de couverture traditionnel bon marché et qui protège bien du froid, a aussi des inconvénients. D’abord, du point de vue sécuritaire car les incendies restent fréquents et dramatiques dans les chaumières souvent surpeuplées en hommes et en animaux. Aussi, les compagnies d’assurance imposent-elles petit à petit l’emploi de matériaux non-inflammables à une époque où l’on s’éclaire encore à la bougie ou à la lampe à pétrole, non seulement dans la pièce principale mais aussi dans les étables ou les écuries attenantes. Toujours pour ces raisons de sécurité, le département des Côtes-du-Nord souhaite voir disparaître les toits de chaume qui sont la cause de trop de sinistres alors que le nombre d’assurés contre les incendies reste faible. A cet effet, une prime est allouée aux propriétaires qui veulent supprimer le chaume. Puis, du point de vue hygiénique car les toitures végétales pourrissent et sentent mauvais à la longue. A cela s’ajoutent les odeurs âcres de fumée et de suie, sans compter celles nauséabondes émises par les animaux de la ferme. Ensuite, ces couvertures demandent un entretient permanent pour leur imperméabilité, comme par exemple, le rhabillage des pignons afin d’empêcher les oiseaux de se nicher sous le chaume et surtout la pluie de pénétrer sous l’action du vent, en particulier en bord de mer. Enfin, le déclin du chaume au XIXè siècle débute avec la mécanisation accrue des exploitations agricoles. En effet, les nouvelles batteuses rendent la paille et le chaume impropres à l’utilisation en couverture.

tuile de la firme Browne & Co type Victoria marquée V.R. pour Victoria Regina

Dans les régions de Lannion, Perros et de Tréguier principalement, mais aussi dans quelques écarts du côté de Plougasnou, Guingamp, et Paimpol, on pouvait voir au début du XXè siècle des centaines de bâtiments recouverts de tuiles rouges ou parfois rosées d’origine anglaise, preuve d’un commerce maritime à grande échelle. Certaines nouvelles constructions utilisent aussi d’emblée ce matériau, comme à Trégastel, la villa de la famille Barré, commerçants de Lannion, la première construite au Coz-Porzh en 1870, et qui est justement appelée « Ti Ruz ». En règle générale, l’utilisation de la tuile nécessite une charpente solide, en particulier celle de Bridgwater qui est une double romaine pesant près de 4 kg. Ainsi, dans les passages du chaume à la tuile, est-il nécessaire de renforcer la charpente. Certains commencent par les dépendances accolées au « pennti », la soue à cochon puis la remise ou l’étable. D’autres recouvrent d’abord la maison d’habitation mais laissent la crèche en l’état, manière habile de toucher la prime sans faire trop de frais. Quand il faut tout refaire la charpente ou la consolider, il faut trouver du bois adapté et attendre un moment propice pour s’en procurer. Sur le littoral, les naufrages suite aux tempêtes sont alors la providence même car ils apportent souvent les madriers et les planches nécessaires à ces transformations. Aussi est-il courant de voir des gens le long des grèves et dans les rochers à la recherche de ce bois gratuit. C’est le cas notamment à Perros et à Ploumanac’h où après chaque fort coup de vent, les pêcheurs vont scruter la mer sur les hauteurs entre la pointe du Château et le sémaphore, partent en mer à la recherche de cargaisons de bois à la dérive, ou arpentent les grèves pour récupérer le bois d’épave qui peut être utile, soit à la réparation de leur bateau, soit à la transformation de leur logis, ou qui peut même être revendu, histoire d’améliorer l’ordinaire.

A Bridgwater, l’argile alluviale est utilisée depuis le Moyen-Age pour fabriquer des briques puis des tuiles. Mais ce n’est qu’au XVIIIè siècle que son utilisation est poussée à des fins commerciales. Au milieu du XIXè, plusieurs manufactures sont en activité et produisent principalement des briques rouges et des tuiles de modèle double romaine, sous l’impulsion de William Symons au tout début. Les fours de cuisson peuvent en contenir 5 000 en une seule fois et la température de cuisson doit être bien maîtrisée afin qu’elles ne fendent pas ou ne se cassent pas. Le feu est alimenté par des fagots de bois et d’une dizaine de tonnes environ de charbon provenant des mines toutes proches du Pays de Galles. Au bout de quatre jours de cuisson, les fours sont obturés afin d’éteindre le feu, et ensuite ils sont laissés autant de jours à refroidir. Ces tuiles ondulées faites à la main avec un moule en bois, sans rebord ni agrafe, obtiennent une réputation mondiale. Celles importées principalement dans le Trégor à partir de 1859 portent le nom de « Symons and Co », puis de « Colthurst, Symons and Co ». Comme la firme gagne une médaille d’or en 1867 à l’exposition universelle de Paris, elle obtient le droit d’estampiller le portrait de Napoléon III sur chaque tuile. C’est pour cette raison que le profil de l’empereur français portant moustache et barbichette apparaît sur certaines tuiles, ce qui permet d’estimer la datation du changement du chaume pour la tuile. C’est pour cela aussi que ces tuiles ont parfois été considérées, à tort, comme étant de production française. Sur d’autres tuiles doubles romaines produites par la tuilerie « Browns and Co », se trouve l’effigie de la reine Victoria avec les initiales V.R pour Victoria Regina, mais cela demeure assez rare.

Curieusement, les autres régions de Bretagne qui entretiennent aussi un commerce important et régulier avec l’Angleterre et le Pays de Galles depuis 1850, ne connaissent pas les tuiles anglaises, qui pourtant représentent un progrès important en matière d’habitat. C’est le cas de toute la Bretagne sud, de la région de Saint-Malo et surtout de Roscoff qui possède des relations étroites avec ses régions à travers ses exportations de primeurs. Il s’agit certainement d’une réglementation spécifique à ces départements, du point de vue architectural. Au retour de Bridgwater, les capitaines au cabotage se dirigeaient donc vers les ports de Lannion, Perros et Tréguier principalement où ils étaient certains de revendre leurs tuiles, vu l’importante demande, puis ils repartaient sur lest vers Roscoff qu’ils atteignaient en quelques heures, pour effectuer de nouvelles rotations. L’importation de ces tuiles anglaises a cessé avec la disparition des caboteurs à voile en 1940.

maison de pêcheur à Ploumanac’h couverte de tuiles Napoléon III

Grâce aux photos anciennes et aux premières cartes postales, les progrès de la tuile peuvent être évalués facilement. A titre d’exemple, le village pittoresque de Ploumanac’h présente encore au début du XXè siècle un nombre important de maisons aux toits de chaume. Mais en quelques années, elles sont recouvertes de tuiles rouges. Actuellement, on y remarque plusieurs habitations de petite taille, genre « penti » avec des toits pointus, signe qu’autrefois elles étaient recouvertes de chaume. Un grand nombre de propriétaires ont conservé la tuile, qu’elle soit maintenant mécanique et d’origine française, tandis que d’autres sont passés à l’ardoise classique, beaucoup plus légère, lorsqu’il a fallu changer la charpente. La présence de ces toits rouges fait le charme de ce village et aussi des stations voisines de Trégastel et de Landrellec. La tuile séduit toujours dans la région trégorroise, en particulier en bord de mer, et représente donc une exception architecturale qui a pour origine les relations par cabotage à voile.

André Le Person

Sources  :

  • - Michael Batt, Gwyn meirion-Jones : « L’importation et la diffusion des tuiles anglaises du Somerset en Bretagne septentrionale au XIXè siècle » dans Tiez Breiz, Maisons et paysages de Bretagne, 1986, n°6
  • - Claude Berger et Françoise Racine : « Du côté de Perros », 1994, p 234
  • - Articles du Ouest-France du 22 au 26 février 1997 de Françoise Racine : « Les tuiles rouges du Trégor »
  • - Roger Le Doaré, Bulletin de l’ARSSAT 2014 : « La tuile anglaise en Trégor » p 285 à 289
  • - Salle virtuelle.côtesd’Armor.fr/inventaire du patrimoine par Guy Prigent et Patrick Pichouron : Trébeurden (ferme de l’île Milliau), Perros, Trévou-Tréguignec (Moulin d’en haut)