Les sabliers de la Rivière de Tréguier

Les sabliers anciens,

Bateaux non pontés de 7 à 8 tonneaux,ils draguent essentiellement les amendements calcaires à la sortie de la rivière de Tréguier et autour de l’île d’Er. Ce sable, dont la teneur en calcaire est peu élevée, est utilisé comme amendement pour désacidifier les terres agricoles. Un quarantaine de gabares à faible tirant d’eau pratiquent cette activité de mai à novembre, déchargeant à raison de quatre voyages par semaine 20 000 m3 dans les différents ports et anses de l’estuaire.

sabliers au banc de la Pie (Faudacq fonds Porée)

Jusqu’en 1965, Diguerher, tonnelier-buraliste établi à l’entrée de la venelle Pors Kerderrien à Tréguier, fait commerce du traez dragué autour de l’île d’Er que lui livre Victor Le Guen, du moulin de L’Enfer, puis les frères Perrot. Il possède une bonne connaissance du milieu agricole et débrouille les papiers des paysans pour que ceux-ci puissent toucher des primes conséquentes. Ces bateaux extraient accessoirement du sable de construction qu’il est aussi possible de charger directement sur les grèves par voie terrestre à l’aide d’attelages.

Sabliers modernes

À Tréguier, cette activité va prendre son essor après la deuxième guerre mondiale pour satisfaire les nombreux chantiers du boom de la construction. Ainsi, le pont Canada inauguré en 1954 a nécessité 4000 m3 de sable de rivière et de gravillon de la grève de Brestan à Pleubian. Des pionniers trégorrois investissent dans des bateaux qu’ils adaptent à la rivière, en particulier pour échapper aux contraintes du franchissement des ponts. Maurice Le Jolu achète « l’Azalée » en 1957 à la veuve de l’armateur Louis Provost de Lampaul Plouarzel (Finistère). Cette gabare fut construite en 1931 à Camaret, au chantier Keraudren pour l’armateur Louis-Marie Éliès de Lampaul Plouarzel (caractéristiques : jauge brute 41,75 tonneaux, jauge nette 24,03 tonneaux, longueur 15,97m / 5,88m, creux 2,23m, propulsion : 35 CV Bolinders). Il s’agit de la première gabare lampaulaise motorisée à la construction. Reconditionnée au chantier Keraudren, elle arrive à Tréguier le 23 septembre 1957 pour les finitions de peinture et surtout la dépose du mât en pitchpin trop haut pour passer sous le pont Canada. Le mât, déposé par la grue de chez Guézenec, est remplacé par un portique tripode rabattable en fer, par les soins des établissements Le Meur de Plouguiel.

Azalée, modification mat de charge (cliché Le Jolu)

Exploitation

Le banc de sable exploitable pour la construction démarre en amont des ruines du viaduc de chemin de fer de Sainte Catherine à l’ancienne huîtrière du « banc Napoléon » et se prolonge jusqu’à Billiguen à Troguéry. Ce banc peu exploité auparavant nécessite dans un premier temps quasiment l’échouage des bateaux pour établir une première cuvette à marée montante. Les saletés du haut du banc tombant dans le bas de l’entonnoir, il faut ensuite poser la benne dans la pente pour avoir du beau sable. On n’utilise pas le tamis, le sable se nettoie dans le courant et est propre. Le filon s’épuise au début des années 70, au grand dam des patrons-armateurs qui ne sont pas autorisés à s’approcher du pont Canada,
encore moins à extraire à l’emplacement du port de plaisance (port qu’il faudra quand même draguer dix ans plus tard !).

Le Jolu

« L’Azalée » est vendue en septembre 1965 à Lopez de Toul an Héry, qui la perdit le 2 février de l’année suivante sur le banc du Dourven en baie de Lannion. En 1964, Maurice Le Jolu fait l’acquisition de la « Fleur du Trégor » à Saint Nazaire, bateau en acier construit en 1932 à Nantes, jaugeant 65,25 tonneaux et équipé d’une grue à câble autonome Penguilly. Elle coule en 1968 dans la port de Tréguier, coincée et éjectée au milieu de la rivière par le « Nautec », navire appartenant à l’État polonais et qui livrait du bois à Guézenec. Elle partira en 1970 à Lannion, louée au GIE Bichue-Piriou-Derrien, puis vendue en 1983 à Riguidel de Vannes. Les sabliers de chez Le Jolu ont pour capitaine Bernard Padel de Larmor Pleubian (90 ans et encore en vie en 2018) et pour matelots, Jean Kerleau, dit « la pipe », et Jean Crec’hriou.

Fleur du Trégor avec le patron Bernard Padel (cliché Le Jolu)

Les frères Perrot

En 1963, les frères Perrot, Roger et Théophile font l’acquisition du « 17 août », bateau de 14 mètres chargeant 30 m3 , motorisé de 50 CV, construit en 1944 à la libération de Paimpol aux chantiers Huon. Le propriétaire en est encore Huon, mais dans sa longue vie, ce navire a été vu à Rouen, au pays de Galles ou à la pêche au homard au Roches Douvres… Reconditionné au chantier Marie pour le sable, il est équipé d’un mât de charge commandé par un treuil. Si le treuil est le moteur du levage vertical, il est inefficace pour le déplacement latéral. La seule possibilité est de faire gîter suffisamment le bateau à quai ou au chargement sur le banc pour que la benne s’oriente, le retour s’effectuant à l’aide d’un bout. Il sera vendu en 1965 à Allainguillaume et Carboullec de Larmor Pleubian et coulera deux ans plus tard. Pour le remplacer, les frères Perrot achètent à Plouescat, « le Birvideaux » (nom d’un plateau rocheux aux Glénan). Ancien baliseur de 23 mètres, équipé d’un moteur Berliet de 120 CV, il peut charger 70 m3 et porte une grue à câble autonome de marque allemande. Il sera vendu en 1972 à le Goff de Locquémeau pour faire du maërl sur Lannion.

Birvideaux, armement Perrot devant les tas de sable (CPA Iris)

Armement Piriou

Ces deux armements ne seront pas les seuls à approvisionner le port de Tréguier : nous retrouvons aussi l’armement Piriou qui dessert avec le « Côtes d’Amour » les différents ports du secteur. Ce sablier acheté en 1958 par Louis Piriou de Ploumagoar, remotorisé d’un moteur Merless de 240 cv, puis d’un 160 CV Beaudouin et ferraillé en 1979 dans la rivière du Trieux, a eu une vie tumultueuse. Construit en 1920 par les chantiers Dubigeon de Nantes (longueur 32 mètres, largeur 6,43 m, tirant 2,60 m), il est propulsé initialement par un moteur à vapeur de 300 CV et jauge 190 tonneaux. Armé par les Messageries de l’Ouest à Nantes, il est affecté aux excursions estivales vers les îles d’Yeu, de Belle Île et de Noirmoutier. C’est au retour d’une journée à Noirmoutier qu’il chavire le 14 juin 1931 au banc des Chateliers à l’entrée de la Loire : plus de 400 noyés et 8 rescapés. Renfloué et reconverti en ponton de travail sous le nom « les Casquets », puis en 1948 en cargo renommé le « Saint Efflam » par la compagnie de Navigation de Douarnenez, il transporte alors des primeurs vers les Cournouailles anglaises.

Trafic de sables

Le sable débarqué par les trois armements se monte à 25 000 tonnes dans les années 1970. Les tas de sable calcaire et de construction ont longtemps fait partie du paysage portuaire sur le nouveau quai de tréguier, de part et d’autre d’un bâtiment emblématique, la bascule. Aujourd’hui abri-bus, il sert jusqu’aux années 90 de bureau adjacent au pont-bascule, utilisé essentiellement pour les trafics du port : blés, pommes de terre, sables... Ce pont-bascule est toujours en service dans une exploitation agricole de Pleumeur-Gautier. Un bâtiment "toilettes", à structure cubique en béton, y est adjoint dans les années 70. Parallèlement, sur le quai Cornic, Daniel Guézenec fait venir du sable de l’île de Wight (Angleterre), avec un pic de 41 000 tonnes atteint en 1973, approvisionné par bateau avec suceuse, et nécessitant l’installation d’un bassin de décantation.

Après les années 1970, les livraisons de sable à Tréguier deviennent sporadiques, le maërl mis à part. Quelques tentatives d’importation de sable de la Tamise n’ont pas été poursuivies. Seul progrès, les arrêts de livraisons des sables calcaires à Pontrieux (de 100 000 tonnes il y a peu) ont redonné un regain d’activité à Tréguier. Presque toutes les semaines, le « Côtes de Bretagne », sablier à élinde traînante (suceuse) de la Compagnie Armoricaine de Navigation, remplit de 1400 tonnes les casiers de décantation. Et, devant les difficultés à obtenir l’autorisation d’exploiter de nouveaux gisements sur les côtes bretonnes, du sable coquillier arrive depuis 2018 de Norvège par bateau de 4000 tonnes, un par trimestre. Le tonnage annuel global est de 45 000 tonnes. Ce tonnage, livré auparavant au pied de l’usine SECMA de Pontrieux (TIMAC-Agro, filiale du Groupe Rouillier de Saint Malo) est transporté par des camions, 1700 voyages par an sur la route, alors qu’une trentaine de bateaux suffirait : quel en est le bilan carbone ? Et n’évoquons pas le port de Pontrieux qui n’a plus d’activité marchande…

Côtes de Bretagne au déchargement dans les bacs de décantation (photo Michel Le Hénaff)

Bibliographie :

  • MORNET Roland, La Tragédie du Saint Philibert, éditions Geste, 79260 La Crèche, 2014
  • LE CAM Michel, Contribution à l’étude du port de Tréguier, T.E.R. Fao. de Géographie - Brest.1971

Sources :

  • Chambre de Commerce et Industrie des Côtes d’Armor - DDE des Côtes du Nord
  • Témoignages : Yvon Le Jolu, Roger Perrot